Entretien avec Philippe Dubois, responsable Energie & Transition, OIKEN, pour les gaziers romands
Gris, bleu, turquoise ou vert : pour quelles raisons l’hydrogène se décline en plusieurs couleurs ? Et pour quelles utilisations ?
L’hydrogène est présent en abondance sur terre, même s'il n’existe pratiquement que sous des formes composées, comme dans l'eau par exemple. Il doit donc être produit à partir de différentes sources et différentes technologies. Les différentes couleurs données à l’hydrogène désignent l’origine des matières premières dont il est issu et font également référence aux émissions de CO₂ associées.
L’hydrogène vert est issu de sources renouvelables, tandis que le bleu est obtenu par reformage du gaz naturel. Alors que le gris est la couleur dont on parle le plus souvent (car 96% de l’hydrogène actuellement produit dans le monde l'est sur une base fossile), l’hydrogène vert est le plus écologique.
En Suisse, nous avons également un grand passé avec cette énergie puisque le premier réseau de gaz de ville a été construit en 1843. Ces réseaux, très répandus dans notre pays jusque vers la fin des années 60 transportaient alors près de 50% d’hydrogène.
Du côté de son utilisation, l’hydrogène est utilisé pour produire de l’ammoniac, de l’engrais, des explosifs ou encore de l’urée. On en trouve dans la margarine (produits hydrogénés) et il sert à la conservation de produits alimentaires (il correspond au code E949). Au niveau énergétique, l’hydrogène est utilisé dans les piles à combustible ou comme carburant pour les fusées.
En quoi l’hydrogène apparaît aujourd’hui comme la solution la plus prometteuse pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 ?
Il s’agit tout d’abord d’un produit relativement facile à produire qui possède une densité énergétique très intéressante. Au niveau énergétique, l'hydrogène peut être produit à partir d'électricité. Ceci permet d'offrir plus de flexibilité pour valoriser cette dernière, ce qui sera particulièrement utile au fur et à mesure que la production d’électricité renouvelable augmentera.
Quant aux réseaux gaziers, ils ont une importante carte à jouer puisqu'ils permettent de stocker et de transporter de l’hydrogène en grandes quantités.
Finalement, comme l’hydrogène n’émet pas de CO₂ ni aucun élément polluant lors de son utilisation, il offre la possibilité de décarboner certains secteurs (tels que les transports, les bâtiments et l’industrie) qu’il serait difficile de rendre climatiquement neutres autrement.
Les avantages sont donc nombreux pour que l’hydrogène soit la solution qui réponde le mieux au défi de la neutralité carbone, à condition que son coût de production diminue.
Avec un bouquet énergétique qui repose aujourd’hui à 70% sur les énergies fossiles en Europe, comment les solutions liées à l’hydrogène vont à votre avis se développer d’ici 2050 ? Et quel rôle pourrait jouer la Suisse dans ce contexte ?
On sait que l’hydrogène peut apporter une importante contribution au remplacement des énergies fossiles sur le long terme. C’est une molécule avec un potentiel énergétique intéressant pour la mobilité, le chauffage et la chimie. L’hydrogène a la capacité de pouvoir être utilisé dans quasiment tous les secteurs fortement basés sur les énergies fossiles : industrie, transports, électricité et bâtiments.
La Suisse dispose de nombreux atouts pour se positionner dans ce contexte. Notamment grâce à une industrie de pointe et à des centres de compétences de premier plan dans la recherche et au niveau académique.
La stratégie bas carbone de la Commission européenne place la part de l’hydrogène dans le bouquet énergétique européen de 2% actuellement à près de 15% d’ici 2050¹. Où se situe actuellement la Suisse ?
Les réseaux gaziers transportent aujourd’hui 1 à 2% d’hydrogène et l’industrie du gaz travaille afin d’augmenter considérablement cette part à l’horizon 2050.
Pour atteindre cet objectif, les infrastructures gazières doivent être adaptées pour transporter et stocker de l’hydrogène. Ces adaptations sont déjà en cours et permettront, à terme, l’utilisation du réseau de gaz pour transporter de l’hydrogène de façon rapide et sans nuisance.
¹Communication de la Commission au parlement européen_8.7.2020
Quels sont les atouts de la Suisse pour contribuer à développer la technologie de l’hydrogène à large échelle ?
La Suisse est particulièrement bien placée avec une industrie chimique développée et reconnue. Ses sites peuvent produire, gérer et utiliser l’hydrogène.
Nous bénéficions aussi d’un bassin de compétences exceptionnelles dans les Ecoles polytechniques et les Hautes écoles avec, notamment, des spécialistes de la chimie, du carbone et de l’hydrogène.
Quels sont les plus importants projets en Suisse romande dans ce domaine ?
Je dirais que l’ensemble des acteurs de l’énergie en Suisse dispose aujourd’hui de projets qui touchent à l’hydrogène.
Le procédé Power To Gas permet de produire du gaz synthétique grâce à de l’électricité renouvelable avec laquelle on obtient de l’hydrogène par électrolyse. On peut ensuite mélanger ce dernier à du CO₂ pour produire du méthane de synthèse que l’on peut ensuite injecter dans le réseau.
A titre d’exemple, la centrale hybride réalisée par Regio Energie Solothurn à Zuchwil a créé un système novateur qui permet la convergence des agents énergétiques, à savoir le gaz, l’électricité et la chaleur à distance. Ce projet est soutenu par l’Office fédéral de l’énergie. Le cœur de l’installation consiste en un électrolyseur qui transforme l’électricité renouvelable excédentaire en hydrogène que l’on peut injecter dans le réseau.
En Suisse romande, une nouvelle installation Power To Gas est installée sur le poste de détente et de comptage de Sion. Cette réalisation est le fruit d’une collaboration entre Gaznat SA, OIKEN et l’EPFL. Elle se distingue par son efficience énergétique ainsi que son innovation technologique.
Parmi les nombreuses applications qu’offrent la technologie de l’hydrogène, quelles sont celles qui auront vraisemblablement les meilleures perspectives ?
Les applications liées à la technologie de l’hydrogène sont nombreuses. Leur déploiement dépendra certainement du coût de production, de l’intérêt des consommateurs et de la facilité de mise à disposition. Pour l'instant les débouchés sont nombreux, l’hydrogène jouissant d’une bonne perception et de nombreuses qualités.
Le principal défi reste donc de produire à un coût raisonnable et de trouver des sites de production adéquats : la proximité d'un lieu de production d’électricité (pour minimiser les coûts de transport de l'électricité) et d'un réseau de chaleur (pour valoriser les rejets thermiques) sont des éléments déterminants.
L’avènement de l’hydrogène devrait impliquer une disparition progressive des énergies fossiles. Quels seront les impacts de cette transformation plutôt radicale pour le réseau de distribution du gaz en Suisse ?
J’observe que les grandes sociétés pétrochimiques anticipent déjà cette transformation, dans un monde où le pétrole ne sera plus dominant. L’avènement de l’hydrogène est évidemment une menace et une opportunité pour ce type d’entreprises.
En Suisse, nous disposons de réseaux de transport et de distribution de gaz naturel et je suis optimiste quant à une mutation vers un réseau de distribution d'hydrogène. Pour cela, il est primordial de garantir la compatibilité du réseau de demain avec l’hydrogène et de définir les ressources et les investissements nécessaires pour assurer cette mutation. Le développement du réseau de gaz va immanquablement évoluer vers une utilisation de plus en plus marquée de l’hydrogène.
Quels sont aujourd’hui les principaux défis de la technologie de l’hydrogène ?
Je vois aujourd’hui trois principaux défis :
La sécurité : il s’agit d’un aspect important car l’hydrogène est une molécule avec une forte personnalité qui doit être exploitée avec précaution.
Les coûts : d’importants investissements doivent être envisagés pour développer la technologie, comme le coût de production qui doit devenir raisonnable pour une utilisation à large échelle.
Le transport : les infrastructures de transport de gaz existantes sont l'outil idéal qu'il s'agira de rendre compatible afin de permettre également de transporter de l'hydrogène.
Quels seraient les trois points clés à retenir autour de la révolution liée à l’avènement de l’hydrogène ?
En Suisse, nous disposons aujourd’hui de quasiment tous les éléments pour concrétiser l’avènement de l’hydrogène. Notre tissu industriel et nos compétences en matière de recherche sont à disposition.
L’hydrogène est probablement la seule solution capable de créer un environnement climatiquement neutre dans un horizon temps raisonnable.
C’est aussi une énergie qui peut contribuer de façon significative à lisser la problématique des variations saisonnières ; un enjeu de taille qui va s’accentuer dans les années à venir.
Enfin, c’est certainement la clé pour nous permettre de vivre en quasi-autonomie énergétique ; une perspective incroyable pour notre pays.
Au final, je suis persuadé que la technologie de l’hydrogène peut nous libérer de notre dépendance aux énergies fossiles.
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